La dernière nuit de Samuel

Samuel décrocha la peinture de sa famille au-dessus du manteau de la cheminée. Il était plus jeune alors, et sa vie était très différente d’aujourd’hui.  Il l’avait commandée il y a plus de dix ans quand il habitait encore à Antwerpen pour la naissance de son premier fils Lazare. Il se souvenait que le peintre était un snob capricieux dont le nom lui échappait aujourd’hui, Peter Paul… Muren, Barren ? Peu importe, cette vie était derrière lui maintenant.
Il avait un grand pas dans le vide à faire aujourd’hui, le pour et le contre avaient été pesés et c’était la meilleure chose à faire : Samuel Abramowitz allait mourir ce soir.
Avec ses joues rasées et son teint blême, il aurait été difficile de le reconnaître maintenant, et c’était bien l’effet recherché.
Il repassa une dernière fois sur ses registres afin de vérifier que tout était en ordre. Ses biens dans les Provinces Unies reviendraient à sa famille et les boutiques de Nancy à Daniel, son bras droit, son âme damnée, sa goule.

Il entendit quelque chose taper dans sa chambre à l’étage et referma son dossier pour s’y rendre. Jamais il n’avait demandé à ce que sa vie d’humain se termine, il s’était juste trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, transformé en monstre condamné à errer dans les ombres pour toutes les nuits qu’il lui resterait à ne plus vivre. La profonde injustice de cette situation le rendait malade, tout ce qu’il avait construit pour sa famille n’arriverait jamais à terme, il ne pourrait plus les voir désormais, ni eux, ni personne d’autre. Comment expliquer le fait de ne pas vieillir, de ne plus pouvoir admirer le soleil ? Non… il ne laisserait pas sa famille vivre avec un monstre, avoir à supporter ce secret, ou ces mensonges. Eux au moins garderaient leur dignité, ils feront leur deuil, et poursuivront leur vie, laissant Nancy dans les brumes d’un cauchemar lointain.

En entrant dans sa chambre il retrouva l’homme ligoté et bâillonné sur son lit. Il tira une chaise et s’assit auprès de lui.
- Mon ami, je ne vous mentirai pas : votre position n’est guère enviable ce soir.
De grande taille comme lui, Samuel avait ramassé ce mendiant dans la rue en lui offrant un repas et l’avait ensuite assommé puis attaché.
- J’ignore votre nom, mais ce soir, pour quelques minutes, vous êtes riche, vous êtes Samuel… et vous allez mourir.
Samuel lut la panique dans les yeux de sa victime et ressentit un profond remord. À quelles extrémités devait-il se résoudre afin de mettre sa famille à l’abri de la vérité ?
- J’espère que vous trouverez en vous la force de me pardonner et de partir en paix, mais si cela ne vous est pas possible, maudissez-moi. Si Saint Pierre vous demande qui vous envoie, dites-lui que le Golem est responsable de votre chute, et demandez à ce que vos péchés deviennent les miens.
La respiration de l’homme se fit alors erratique et une odeur d’urine parvint aux narines de Samuel. Il ressentit de la pitié pour cette homme qui comme lui, ne pouvait pas choisir son avenir.
Il posa sa main glaciale sur le front du malheureux et lui fit entrevoir la beauté du soleil une dernière fois, l’emplissant de souvenirs joyeux et d’instants paisibles.
Il saisit alors le bougeoir sur la commode et combattit la panique provoquée par la flammèche.
Le moment était venu de tourner le dos à sa vie, à sa famille, à Yahvé…  Il ferma les yeux et murmura pour la dernière fois :


Il rouvrit les yeux et lança la bougie sur le lit, qui prit feu rapidement. Il ne pouvait tenir la chaleur du brasier longtemps et se détourna. Il passa sa capuche par-dessus sa tête et sortit rapidement de ce qui fut sa maison. Il traversa la rue rapidement et se dirigea prestement vers la Villeneuve et son nouveau chez lui, cloaque sordide donnant directement sur les égouts de la ville. Il frappa trois fois à la porte à Daniel lui ouvrit rapidement.  Golem entama sèchement :
- Préparons tout de suite nos premières actions, goule, le Nancy nocturne ne pliera pas le genou facilement.
- Entendu, Golem adoni (messire).