La porte de l'enfer
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La porte de l'enfer
14 novembre 1721
Je cours.
Je cours comme je n’ai jamais couru avant. Je fuis mes démons, mon passé, mon présent. Je voudrais que la nuit noie mes peurs et mes peines, que les profondeurs de la forêt engloutissent les ténèbres qui m’habitent désormais. Je suis devenue un monstre. Et rien ne m’y avait préparée.
Dans la ville de Bordeaux où j’ai grandi, j’avais trouvé mes marques, mon identité. J’étais libre. J’avais intégré quelque temps auparavant une étude de clerc où je remplissais la fonction d’assistante. Je savais qu’une femme ne pourrait jamais s’élever dans la société française du XVIIIe siècle, mais cette place me permettait d’apprendre les jalons concrets de l’économie et du droit, et j’espérais me rendre rapidement indispensable. Mon patron, un homme doux et patient, semblait capable – pour autant que faire se peut – de dépasser les préjugés liés au sexe pour juger de ma vraie valeur.
Bien entendu, la rente qui m’était accordée en échange de ce travail aurait dû revenir entièrement à mon mari. Mais j’avais d’autres projets, que je partageais avec un homme beaucoup plus intéressant que le médiocre commerçant que ma famille, l’Église et la loi avaient autorisé à partager ma couche. Ils auraient pourtant dû savoir que je ne me serais jamais laissée enfermer.
Les brindilles craquent sous mes pieds. Les branches basses sifflent l’air sur mon passage. Les animaux s’enfuient. Eux aussi. Que vais-je devenir ?
Alors que je jonglais avec équilibre entre une bienséance de façade et une liberté secrète, une terrible rencontre fit basculer mon fragile bonheur. C’était un soir d’hiver particulièrement vif. J’avais quitté l’étude tardivement pour finaliser un dossier d’héritage compliqué. À ce moment-là, fournir un travail irréprochable était mon unique préoccupation. La futilité de mes angoisses me saute aujourd’hui au visage.
Je me pressais dans la nuit noire pour retrouver au plus vite la douce chaleur de ma demeure quand je fus hélée par un homme étrange. Incroyablement beau, avenant et calme, il ne semblait guère étonné de croiser une femme dans la rue à cette heure avancée. Éblouie, intriguée, subjuguée même, je m’arrêtai pour lui répondre. Il avait une voix mielleuse aux accents déroutants. Je me dis à cet instant que je me sentais incapable de lui refuser quoi que ce soit.
Cette pensée agit comme un coup de tonnerre. Son charme jusqu’ici envoutant me glaça. J’avais manqué de perdre mon libre-arbitre. Mais je sentais que j’avais bien plus à perdre encore si je le suivais.
– Venez avec moi, Louise. Il y a quelque chose que vous devriez voir.
Stupeur. Comment diable cet homme pouvait-il connaître mon prénom ?
– Ne restez pas là, Louise. Vous ne pouvez vous promener seule dans les rues à cette heure-ci. Que dirait Henri ? Venez avec moi, Louise. Je vais vous raccompagner. Et j’ai quelque chose à vous montrer.
Sa voix chantait dans mon cœur, résonnait dans ma tête, tintait dans mes oreilles.
J’entends encore ses mots, et j’en suis toujours aussi terrifiée. Même si, désormais, il ne peut plus rien contre moi, ses grands yeux froids continuent de me hanter. Et les miens hanteront certainement bien des cauchemars, à leur tour.
Au prix d’un immense effort de volonté, je parvins à garder le contrôle de moi-même :
– Je suis navrée, mon cher, mais il ne me semble pas vous connaître. Par ailleurs, vous comprendrez qu’Henri ne serait guère enchanté de me savoir en votre compagnie si tard dans la nuit. Je vous prie donc de me laisser poursuivre ma route.
Son regard changea d’expression. Il devint féroce, menaçant. Je fus saisie d’une terreur absolue.
– Ne fais pas l’idiote, Louise. Ne résiste pas. Suis-moi calmement, je te l’ordonne.
Je fis un pas un arrière. Avec une vitesse surhumaine, il s’approcha de moi et me saisit le poignet. Je reculai brusquement, tentant de me dégager. Mais je trébuchai sur je-ne-sais-quel objet qui traînait là, sans doute issu du chantier voisin, et tombai en arrière, emportant l’inconnu dans ma chute.
Je me retrouvai donc assise par terre, dans la poussière, cet homme appuyé sur un genou devant moi, sa main droite agrippant toujours fermement mon poignet gauche. Je n’oublierai jamais son regard dément. Presque malgré moi, j’attrapai le long morceau de bois pointu qui m’avait fait perdre l’équilibre et le brandis en direction de mon agresseur.
À ma grande surprise, il s’éloigna immédiatement de moi, non sans jeter un regard effrayé sur mon arme de fortune. Je n’allais pas laisser passer ma chance. Je me relevai et pointai mon bâton vers sa poitrine. Pour une obscure raison, ce geste sembla le terrifier. La peur avait changé de camp.
Je lançai le pieu dans sa direction, et profitai de son mouvement de recul pour m’enfuir. Je savais que cela ne le retiendrait pas, mais il sembla abandonner la partie.
– On se retrouvera ! hurla-t-il.
C’est à cet instant que je la rencontrai. J’ignorais encore à quel point elle serait importante dans ma vie. Carmen de Osa Menor. Puis-je seulement vous faire confiance ?
Alors que je m’enfuyais, je manquai de percuter quelqu’un. Pourquoi diable y avait-il donc tant de monde dans les rues, à cette heure-ci ? Je levai les yeux. Et, pour la seconde fois de la soirée, je restai subjuguée.
Elle était belle. Elle était puissante. Elle semblait parfaitement à l’aise dans cet environnement. En fait, il me semblait qu’elle aurait pu être à l’aise n’importe où. Elle forçait le respect sans pour autant avoir l’air sévère. Elle vous donnait envie de l’admirer, de la craindre et lui ressembler en tout point tout en sachant que vous n’y parviendriez jamais. Je n’aurai dans ma vie assez de mots pour la décrire.
Elle me regardait avec un petit sourire en coin.
Carmen de Osa Menor. Qu’avez-vous fait de moi ?
L’enfer se déchaînait. Je hurlais de douleur. Je me vidais de l’intérieur. Je perdais mes tripes, ma vie. Je me perdais moi. La souffrance était insupportable.
Et voilà. Désormais, je cours dans la forêt pour tenter d’oublier l’horreur qui commença cette nuit-là. Les humains ne voient pas la moitié de ce qui se passe dans leur monde. Les vampires existent. Et ce ne sont visiblement pas les seules créatures magiques qui peuplent ce monde. Carmen de Osa Menor m’a ouvert une porte vers des horizons infinis, mais elle a fermé celle qui me liait au monde des Hommes. Tout le monde me croit morte. Henri me pleure avec ma famille, pauvres hères. Et François, mon véritable amour, est dévasté. Mais je sais qu’ils me remplaceront, qu’ils m’oublieront. Il le faut.
Nous partons la nuit prochaine pour Boston. Une nouvelle vie commencera là-bas. Une vie d’horreur, où je devrai boire du sang humain pour survivre, et où je pourrai soumettre les esprits faibles à ma volonté. Les vampires se croient supérieurs aux autres espèces. Ils méprisent les hommes. Ils tuent et manipulent pour satisfaire leur soif de pouvoir.
J’espère qu’il existe une autre voie.
Je cours.
Je cours comme je n’ai jamais couru avant. Je fuis mes démons, mon passé, mon présent. Je voudrais que la nuit noie mes peurs et mes peines, que les profondeurs de la forêt engloutissent les ténèbres qui m’habitent désormais. Je suis devenue un monstre. Et rien ne m’y avait préparée.
Dans la ville de Bordeaux où j’ai grandi, j’avais trouvé mes marques, mon identité. J’étais libre. J’avais intégré quelque temps auparavant une étude de clerc où je remplissais la fonction d’assistante. Je savais qu’une femme ne pourrait jamais s’élever dans la société française du XVIIIe siècle, mais cette place me permettait d’apprendre les jalons concrets de l’économie et du droit, et j’espérais me rendre rapidement indispensable. Mon patron, un homme doux et patient, semblait capable – pour autant que faire se peut – de dépasser les préjugés liés au sexe pour juger de ma vraie valeur.
Bien entendu, la rente qui m’était accordée en échange de ce travail aurait dû revenir entièrement à mon mari. Mais j’avais d’autres projets, que je partageais avec un homme beaucoup plus intéressant que le médiocre commerçant que ma famille, l’Église et la loi avaient autorisé à partager ma couche. Ils auraient pourtant dû savoir que je ne me serais jamais laissée enfermer.
Les brindilles craquent sous mes pieds. Les branches basses sifflent l’air sur mon passage. Les animaux s’enfuient. Eux aussi. Que vais-je devenir ?
Alors que je jonglais avec équilibre entre une bienséance de façade et une liberté secrète, une terrible rencontre fit basculer mon fragile bonheur. C’était un soir d’hiver particulièrement vif. J’avais quitté l’étude tardivement pour finaliser un dossier d’héritage compliqué. À ce moment-là, fournir un travail irréprochable était mon unique préoccupation. La futilité de mes angoisses me saute aujourd’hui au visage.
Je me pressais dans la nuit noire pour retrouver au plus vite la douce chaleur de ma demeure quand je fus hélée par un homme étrange. Incroyablement beau, avenant et calme, il ne semblait guère étonné de croiser une femme dans la rue à cette heure avancée. Éblouie, intriguée, subjuguée même, je m’arrêtai pour lui répondre. Il avait une voix mielleuse aux accents déroutants. Je me dis à cet instant que je me sentais incapable de lui refuser quoi que ce soit.
Cette pensée agit comme un coup de tonnerre. Son charme jusqu’ici envoutant me glaça. J’avais manqué de perdre mon libre-arbitre. Mais je sentais que j’avais bien plus à perdre encore si je le suivais.
– Venez avec moi, Louise. Il y a quelque chose que vous devriez voir.
Stupeur. Comment diable cet homme pouvait-il connaître mon prénom ?
– Ne restez pas là, Louise. Vous ne pouvez vous promener seule dans les rues à cette heure-ci. Que dirait Henri ? Venez avec moi, Louise. Je vais vous raccompagner. Et j’ai quelque chose à vous montrer.
Sa voix chantait dans mon cœur, résonnait dans ma tête, tintait dans mes oreilles.
J’entends encore ses mots, et j’en suis toujours aussi terrifiée. Même si, désormais, il ne peut plus rien contre moi, ses grands yeux froids continuent de me hanter. Et les miens hanteront certainement bien des cauchemars, à leur tour.
Au prix d’un immense effort de volonté, je parvins à garder le contrôle de moi-même :
– Je suis navrée, mon cher, mais il ne me semble pas vous connaître. Par ailleurs, vous comprendrez qu’Henri ne serait guère enchanté de me savoir en votre compagnie si tard dans la nuit. Je vous prie donc de me laisser poursuivre ma route.
Son regard changea d’expression. Il devint féroce, menaçant. Je fus saisie d’une terreur absolue.
– Ne fais pas l’idiote, Louise. Ne résiste pas. Suis-moi calmement, je te l’ordonne.
Je fis un pas un arrière. Avec une vitesse surhumaine, il s’approcha de moi et me saisit le poignet. Je reculai brusquement, tentant de me dégager. Mais je trébuchai sur je-ne-sais-quel objet qui traînait là, sans doute issu du chantier voisin, et tombai en arrière, emportant l’inconnu dans ma chute.
Je me retrouvai donc assise par terre, dans la poussière, cet homme appuyé sur un genou devant moi, sa main droite agrippant toujours fermement mon poignet gauche. Je n’oublierai jamais son regard dément. Presque malgré moi, j’attrapai le long morceau de bois pointu qui m’avait fait perdre l’équilibre et le brandis en direction de mon agresseur.
À ma grande surprise, il s’éloigna immédiatement de moi, non sans jeter un regard effrayé sur mon arme de fortune. Je n’allais pas laisser passer ma chance. Je me relevai et pointai mon bâton vers sa poitrine. Pour une obscure raison, ce geste sembla le terrifier. La peur avait changé de camp.
Je lançai le pieu dans sa direction, et profitai de son mouvement de recul pour m’enfuir. Je savais que cela ne le retiendrait pas, mais il sembla abandonner la partie.
– On se retrouvera ! hurla-t-il.
C’est à cet instant que je la rencontrai. J’ignorais encore à quel point elle serait importante dans ma vie. Carmen de Osa Menor. Puis-je seulement vous faire confiance ?
Alors que je m’enfuyais, je manquai de percuter quelqu’un. Pourquoi diable y avait-il donc tant de monde dans les rues, à cette heure-ci ? Je levai les yeux. Et, pour la seconde fois de la soirée, je restai subjuguée.
Elle était belle. Elle était puissante. Elle semblait parfaitement à l’aise dans cet environnement. En fait, il me semblait qu’elle aurait pu être à l’aise n’importe où. Elle forçait le respect sans pour autant avoir l’air sévère. Elle vous donnait envie de l’admirer, de la craindre et lui ressembler en tout point tout en sachant que vous n’y parviendriez jamais. Je n’aurai dans ma vie assez de mots pour la décrire.
Elle me regardait avec un petit sourire en coin.
Carmen de Osa Menor. Qu’avez-vous fait de moi ?
L’enfer se déchaînait. Je hurlais de douleur. Je me vidais de l’intérieur. Je perdais mes tripes, ma vie. Je me perdais moi. La souffrance était insupportable.
Et voilà. Désormais, je cours dans la forêt pour tenter d’oublier l’horreur qui commença cette nuit-là. Les humains ne voient pas la moitié de ce qui se passe dans leur monde. Les vampires existent. Et ce ne sont visiblement pas les seules créatures magiques qui peuplent ce monde. Carmen de Osa Menor m’a ouvert une porte vers des horizons infinis, mais elle a fermé celle qui me liait au monde des Hommes. Tout le monde me croit morte. Henri me pleure avec ma famille, pauvres hères. Et François, mon véritable amour, est dévasté. Mais je sais qu’ils me remplaceront, qu’ils m’oublieront. Il le faut.
Nous partons la nuit prochaine pour Boston. Une nouvelle vie commencera là-bas. Une vie d’horreur, où je devrai boire du sang humain pour survivre, et où je pourrai soumettre les esprits faibles à ma volonté. Les vampires se croient supérieurs aux autres espèces. Ils méprisent les hommes. Ils tuent et manipulent pour satisfaire leur soif de pouvoir.
J’espère qu’il existe une autre voie.
Louise Thuillier- Messages : 2
Date d'inscription : 04/01/2019
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