[Andréa Tchekova] Quand on arrive en ville...

Andréa plissa les yeux et esquissa un sourire amusé. Tromper l'ennui avec une histoire de savonnette tenait plus de la plaisanterie que d'un véritable sauvetage. Mais le ton moqueur de Claude et ses formules ironiques laissaient présager soit d'une heureuse surprise quant aux motivations de leur sortie, soit d'un piège évident dont elle se demandait bien pourquoi elle l'y attirerait. Comme à chaque fois, il fallait bien jouer le jeu de toute manière. Il n'y avait que cela pour tromper son ennui de vivre. Elle gloussa doucement et répondit simplement:
"-Je me disais justement que le meilleur moyen de sauver cette soirée, c'était de mettre la main sur un panier de savon. J'espère qu'il y en aura plein de différents, et de toutes les senteurs, cela s'annonce comme une quête passionnante. Je te rejoins au plus vite."
En terminant sa phrase elle leva sa main en l'air pour lui faire signe d'y aller, en donnant un léger coup de poignet pour la faire tourner gracieusement. On aurait dit le début d'un pas de danse. Quand Claude fut sortie, elle réfléchit. Elle avait hâte de retrouver l'extérieur, et qui sait, la rue dont elle était reine, quand elle n'était encore qu'un chat de gouttière qui régnait sur son petit monde tout acquis à la cause de sa poitrine. Elle n'avait cessé de tourner en rond dans ce couvent, et c'était encore plus difficile depuis son nouvel état. Ses pulsions bouillonnaient dans ses veines, le désir et la violence s'emmêlaient dans ses pensées et sa terrible envie de ressentir quelque chose de fort et de dangereux ne trouvait même plus la consolation du jeu pour apaiser sa nature enflammée. Elle était maintenant comme une panthère au fond de sa cage, et plus elle s'ennuyait, plus ses envies étaient sombres et mauvaises, sous l'effet d'un étrange instinct animal qui s'était éveillé depuis sa morsure. Avec de tels pouvoirs, ses petits jeux jadis innocents quoique déjà sadiques avaient de quoi revêtir un habit terrifiant et elle commençait à avoir peur d'elle-même. Mais l'idée de flirter avec la bête et de commencer une partie si lourde d'enjeux était tout simplement trop tentante. Elle se leva et chercha dans ses affaires une petite fiole violette. Elle était en verre et renforcée par une armature stylisée en bronze, gravée dans la forme d'une dentelle à la mode bohémienne. Elle ne quittait jamais son flacon de parfum artisanal, qu'elle fabriquait avec des roses séchées dont l'odeur était assez extraordinaire.
Elle enleva le bouchon et pressa lentement son index sur l'ouverture. La lenteur de ses gestes, toujours affectés et sensuels même quand personne ne la regardait, avait inévitablement le goût d'une provocation. Elle renversa la bouteille pour y faire couler deux gouttes sur son doigt et appliqua son parfum à la jointure de sa mâchoire et de son cou. Elle étala le reste sur sa nuque, en glissant sa main sous son épaisse chevelure noire dont l'obscurité des mèches était pareille à la profondeur d'une nuit sans lune. Les pointes ondulaient sur son cou dans une danse à la fois gracieuse et vulgaire à force d'obscénité. Andréa constata tout de même à quel point son corps avait perdu en chaleur, car elle sentait à peine sa main passer sur sa peau, alors que cette caresse aux odeurs de rose lui avait toujours causé un plaisir assez coupable. Elle en expira une sorte de regret, et se leva pour passer sa cape. Il était déjà assez ennuyeux de devoir mettre le nez dehors dans ces fripes infâmes, quand on connaissait sa vanité, mais elle aurait au moins la satisfaction de sortir parée d'un souffle d'enfer aux relents de paradis.

Andréa se pinça légèrement la lèvre de plaisir, rien qu’à la sensation d’être ainsi piquée au vif. Suis-je donc si facile à manœuvrer, songea-t-elle… Il faudra peut-être s’en méfier, après tout. Ses doigts s’agitèrent fébrilement sur le haut de sa cuisse comme sur une guitare invisible, et elle commença à pincer les cordes de sa création sans se faire prier de jouer.
(italique hors rp : vu qu’on est dans la poudre aux yeux j’y vais évidemment encore à fond, niveau trois je crois que c’est point de sang et volonté ?)
« -On sait toutes les deux à quoi ils rêvent tous, n’est-ce pas ? Partout où je passe on raconte l’histoire des dames blanches qui hantent les chemins… Puisque nous en sommes à résoudre des histoires de lessive, pourquoi ne pas en proposer une version bien de chez nous, où on les appelle les lavandières… »
Tandis qu’elle pianotait sur sa jambe dans un état second, sa voix se plaçait naturellement un ton plus bas, sur un rythme plus contrôlé, plus affecté. Elle ne chantait pas en expliquant sa vision à Claude, mais elle semblait réciter une sorte de poésie orale, à la cadence ancestrale, et à mesure qu’elle parlait l’illusion prenait forme, comme si elle naissait dans le sein même de ses paroles mélodieuses.
« …les lavandières qui poursuivent les voyageurs qui ne veulent pas les aider à laver leur linge, quitte à mutiler les moins dociles… En Bohème elles sentent comme les roses qui sont suspendues à mon cou, comme des fruits qui n’attendent que d’être mordus… »
L’index solidement planté dans sa cuisse, elle lui fit faire une volte complète dans le pli de sa cape, qui s’entortilla autour de son doigt comme font les robes des danseuses andalouses à la fin d’un tour de jambes. Elle jeta un œil au ciel et dit :
« La nuit est déjà parfaite comme cela, je ne vais même pas prendre la peine de la maquiller. Faisons plutôt pleuvoir les roses sur ces portes. »
Elle leva son bras d’un geste ferme et souverain, en prenant soin de soulever sa chevelure au passage. L’odeur qui embaumait sa nuque se propagea au-dessus d’elle, et flotta un instant sur ses épaules… Elle était vive et venimeuse, envahissant les narines d’un picotement acide aussitôt apaisé par des notes sucrées.
« Et maintenant, il nous faut du vent pour aller porter ces pétales interdits. Un vent doux et chaud, pour caresser les joues des soldats enivrés et leur faire poser les yeux sur les vêtements de nos lavandières. »
Le mouvement de ses doigts, revenus sur sa hanche cette fois, était plus rapide, plus fébrile, et répartissait la tension de l’instant entre chacune de ses respirations. Je m’y plais un peu trop, songea-t-elle, je vais finir par boire jusqu’à la lie. Le vent se leva et alla porter ses exhalaisons florales jusqu’aux soldats.
« Et les lavandières donc, parées de leurs blancs habits détrempés par la rosée, et qui supplient qu’on les attrape pour venir à leur secours. Leurs hanches sont gonflées de désir et les replis de leurs robes collent à leurs poitrines. Le vêtement montre et dissimule tout ce que l’on peut vouloir à la fois. Gare à ceux qui suivront ces filles-là dans les ruelles. »
Deux créatures irréelles et rieuses surgirent de derrière son dos, et se mirent à courir derrière les murs, pour tenter d’attirer les gardes à leurs trousses. Les roses éveilleraient leurs sens et guideraient leur chemin, s’ils ne parvenaient à suivre ces fantômes provocants.
La main d’Andréa déroulait toujours sa partition dans la même danse aguicheuse, elle ne jouait plus, elle tissait sa toile avec un plaisir qui la grisait elle-même, alors qu’elle se sentait de nouveau déborder de pouvoir et de vie. Tandis qu’on entendait encore les gloussements des lavandières qui jouaient déjà à disparaître dans les recoins des rues, Andréa regarda Claude avec un sourire satisfait :
« -Si en plus de cela tu veux rire un peu, dis-moi si tu connais un chemin qui les ferait finir leur course dans une flaque de boue, ou tout autre endroit honteux dans lequel ils achèveraient de cuver leurs envies. »